Poser une question, c’est avant tout remettre en question ses acquis ! 👀 Toute question pousse l’individu à s’aventurer dans l’inconnu. Mais, pourquoi cette hésitation, cette crainte du vide, du jugement ou de l’irréversible ?
C’est dans l’ouvrage de référence de Mohammed Ben Totoch : « Du brief au design », que Pia Lauritzen, philosophe, auteure et entrepreneure, explore le pouvoir et la fragilité du questionnement humain. 💡 Parce que se questionner est essentiel en philosophie, mais également en design, profitez de cette leçon de créativité.
Quand un designer s’interroge ou questionne un sujet, sa démarche est très proche de la problématisation en philosophie. Cependant, (…) pourquoi a-t-on toujours beaucoup de mal à poser ou à se poser la première question ?
C’est intéressant que vous commenciez par cette question, car c’est exactement ce que j’aborde dans mon livre « Questions ». Je m’interroge afin de savoir qui a posé la première question dans l’histoire de l’humanité. Je le fais d’un point de vue biblique parce qu’il est impossible de trouver des documents ou des données pour le déterminer. Je dois donc me fier au mythe le plus ancien, et c’est celui de l’histoire de la Création. Alors, savez-vous qui a posé la première question ?
C’est le serpent… De fait, la première question, en plus d’être intimidante, est très dangereuse parce qu’elle pose les bases de ce qui va suivre. Il y a clairement un avant et un après. L’avant est sûr, maitrisé et connu : c’est le Jardin d’Éden où tout le monde se promène nu et serein. Ensuite, vient la première question, et c’est l’expulsion du Jardin d’Éden, le moment où nous sommes devenus humains. Nous savons désormais que nous ne savons pas tout et que des choses terribles peuvent arriver. Je sais qu’il ne s’agit que d’une métaphore, mais je m’appuie sur le philosophe danois Søren Kierkegaard affirmant que le mythe du péché s’applique à chaque être humain, à chacun d’entre nous. Il ne s’agit pas seulement d’Adam et Ève, chacun d’entre nous passe par cette transition. Nous nous promenons tranquillement, et puis une question est posée, qui nous apprend quelque chose. Nous ne savons pas tout, mais nous savons désormais quelque chose, ce qui nous mène dans une direction spécifique.
Cette angoisse existentielle, abordée par des philosophes comme Kierkegaard et Heidegger, reflète notre naissance dans un monde plein d’incertitudes sans réponses toutes faites. Cette condition humaine basique invite à une curiosité constante et à une exploration qui alimentent notre capacité à apprendre et à évoluer. Accepter l’inconfort de ne pas savoir et comprendre le côté sombre de notre quête de connaissances sont essentiels pour libérer notre potentiel créatif. En somme, une pratique consciente et la reconnaissance que les défis accompagnent les joies de la découverte et de la créativité.
La première question, en plus d’être intimidante, est très dangereuse parce qu’elle pose les bases de ce qui va suivre.
Alors comment se décomplexer de cette première question ?
C’est en rapport avec le fait d’être un enfant, parce qu’en tant qu’enfant, on se contente de poser des questions. On les pose encore et encore parce qu’on n’a pas conscience de cette angoisse, et qu’on ne mesure pas qu’une chose peut être dangereuse. On demande simplement : Pourquoi ça existe ? Qu’est-ce que ceci ? Qu’est-ce que cela ?
Mais ensuite, vous avez grandi, et vous avez désormais cette conscience que chaque fois que vous posez une question, vous risquez de vous mettre dans une position qui peut être extrêmement délicate. Notre tâche est donc de travailler à créer un climat de confiance tel que les gens soient décomplexés de cette première question (…). Nous pouvons avoir la tentation de vouloir trop les diriger avec des exemples et les guider tout du long, ou au contraire choisir de leur donner seule- ment une question de départ. Mais je pense qu’on formerait de meilleurs designers en ne leur donnant pas l’exemple.
En effet, si vous ne leur donnez pas la question de départ, mais si vous passez un peu plus de temps à créer l’espace où ils peuvent se sentir à l’aise de poser leur propre première question, vous agissez de manière déterminante pour eux et leur ouvrez tellement plus de perspectives qui libèrent tant de façons différentes de voir un problème, de douter, reculer, avancer… Ainsi, je pense qu’il faut opter pour le doute sans quoi vous restez cantonné au petit bassin. Le doute permet de rester en alerte, il permet d’avancer au lieu de renoncer et vous donne envie de sauter dans le grand bain.
Le doute permet de rester en alerte, il permet d’avancer au lieu de renoncer et vous donne envie de sauter dans le grand bain.
Qu’est-ce qu’il y a d’effrayant dans le fait de poser des questions, ou pourquoi beaucoup de gens n’osent pas poser des questions ?
Effectivement c’est quelque chose que nous devons prendre très au sérieux en tant qu’éducateurs, en tant que dirigeants, en tant que chefs de projet. Nous sommes tenus d’être attentifs au fait que poser des questions est extrêmement existentiel. Ainsi, demander à quelqu’un de poser une question, revient à lui demander de partager quelque chose avec vous et peut-être quelque chose de très personnel. Poser une question nous dévoile, en plus de montrer nos limites sur ce que nous savons et ce que nous ne savons pas.
(…) Il est donc essentiel, avant de demander à quelqu’un d’autre de poser une question, de nous assurer d’être dans un état d’esprit où nous sommes prêts à faire ce pas, ce saut de conviction vers la révélation de qui nous sommes. Comment nous mettre dans une situation aussi inconfortable qu’une personne qui doit poser une question en public ?
(…) Pour véritablement engager et inspirer, il faut être prêt à se montrer vulnérable, à admettre l’inconnu et à explorer les questions difficiles ensemble.
Poser une question nous dévoile, en plus de montrer nos limites sur ce que nous savons et ce que nous ne savons pas.
Alors quelle serait la solution pour créer cet environnement propice au questionnement ?
Partager ce que vous pensez avant d’avoir eu la chance d’y réfléchir est effrayant et la plupart des gens aiment avoir un moment pour penser, pour noter des choses. Nous devons donc créer cet espace, c’est-à-dire créer l’endroit où nous nous sentons à l’aise pour oser progresser. L’idéal serait alors de commencer par donner à tous un temps de réflexion en solo, dans une vraie bulle de silence. (…) Nous avons en effet cette prénotion que les questions peuvent être bonnes ou mauvaises, qu’elles peuvent être justes ou fausses, qu’elles peuvent nous faire avancer ou reculer. Et cette idée est un énorme problème car on a l’impression qu’on doit être bon en posant une question. Or, nous ne sommes pas censés le faire pour montrer que nous sommes bons, nous sommes cen- sés le faire pour franchir une étape qui nous permet d’avancer.
L’idéal serait alors de commencer par donner à tous un temps de réflexion en solo, dans une vraie bulle de silence.
Que pensez-vous alors d’un catalyseur d’idées ?
Pour être honnête, je vois les choses différemment. Plutôt que de me déconnecter d’un brief pour mieux m’y reconnecter, je pense que je dois davantage me connecter à un autre niveau. Il y a quelque chose à penser… Cette manière de procéder peut en effet être anxiogène. Et si mon questionnement me déconnecte trop et que je suis catapultée sur la Lune dans un voyage dont je ne reviendrai jamais ? Alors que si vous dites simplement : vous n’êtes pas un vaisseau spatial, mais plutôt un oignon, c’est moins effrayant. En questionnant, vous enlevez juste des couches pour atteindre l’essence centrale, l’essence philosophique du problème : Qu’est-ce que c’est ? Quelle est la chose clé que nous essayons de comprendre ? Je pense que c’est un autre mouvement qui a la même finalité mais dont la démarche est moins stressante. Certaines personnes aiment probablement se connecter, déconnecter, reconnecter.
Mais je pense que certaines personnes se disent : « Oh non, c’est la dernière chose que je veux faire. La dernière chose que je veux faire est de me déconnecter », alors (…) le petit bain, serait préférable pour eux avant qu’ils ne soit en mesure de mieux contrôler cette déconnexion. En questionnant, j’ai dû explorer ma propre expérience avant d’essayer de trouver une réponse. Je ne suis même pas sûre que ceci soit une bonne réponse ou que ce soit LA bonne réponse, mais c’est la réponse que je suis capable de donner maintenant. Pour pouvoir continuer à dérouler et affiner mon questionnement vers une problématique.
En questionnant, vous enlevez juste des couches pour atteindre l’essence centrale, l’essence philosophique du problème.